Depuis quelques semaines, le débat en Côte d’Ivoire s’anime autour des différentes perspectives politiques concernant l’Indice de Développement Humain (IDH) du pays. Chaque camp défend ses positions selon ses orientations idéologiques, ce qui est un signe positif de maturité politique puisque le débat se concentre sur le fond plutôt que sur les personnes.
L’État, par l’intermédiaire du Directeur du Plan, a contesté les chiffres fournis par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD). En attendant la publication des chiffres corrigés, examinons les données actuelles pour comprendre les écarts et ce qu’ils révèlent sur notre situation nationale.
Analyse des données
Pour les années 2021/2022, l’IDH de la Côte d’Ivoire était de 0,550, plaçant le pays au 159ème rang sur 191 pays classés. Les indicateurs principaux étaient les suivants :
Espérance de vie à la naissance : 58,6 ans
Durée moyenne de scolarisation : 5,2 ans
Durée attendue de scolarisation : 10,7 ans
Revenu national brut (RNB) par habitant : 5.217 dollars
Pour les années 2023/2024, l’IDH est descendu à 0,534, classant la Côte d’Ivoire à la 166ème position sur 193 pays. Les indicateurs pour cette période sont :
Espérance de vie à la naissance : 58,9 ans
Durée moyenne de scolarisation : 4,2 ans
Durée attendue de scolarisation : 10,1 ans
Revenu national brut (RNB) par habitant : 5.376 dollars
Première Observation : Une Progression à long terme
Sur les 13 dernières années (2011-2024), la Côte d’Ivoire a enregistré une progression notable de son IDH, passant de 0,400 en 2011 à 0,534 en 2023/2024. Cette progression de 0,134 indique une amélioration relative des conditions de vie et de développement humain. Toutefois, malgré cette avancée globale, la baisse récente de l’IDH entre 2021/2022 et 2023/2024 de 0,016 est préoccupante.
Seconde Observation : Une régression récente
L’IDH a baissé de 0,550 à 0,534 entre les périodes 2021/2022 et 2023/2024, entraînant une chute de la Côte d’Ivoire de la 159ème à la 166ème position mondiale. Bien que l’espérance de vie et le RNB par habitant aient légèrement augmenté, la durée moyenne de scolarisation a diminué de 5,2 à 4,2 ans, et la durée attendue de scolarisation a chuté de 10,7 à 10,1 ans.
Probables facteurs explicatifs
La principale cause de cette baisse de l’IDH semble être liée au secteur de l’éducation. Bien que plusieurs écoles et salles de classe aient été construites ces dernières années, le maintien des élèves dans le système éducatif reste insuffisant. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette situation.
En 2015, le ministère de l’Éducation avait déjà tiré la sonnette d’alarme sur le décrochage scolaire, malgré la croissance rapide de la population scolaire. Selon les chiffres de la Direction des stratégies, de la planification et des statistiques (DSPS) du ministère de l’Éducation nationale et de l’Enseignement technique, plus de 2 millions d’enfants subissent le décrochage scolaire chaque année.
Pour l’année 2014/2015, ce sont 1.146.851 élèves du primaire, âgés en moyenne de 8 ans, soit 36%, qui arrêtent leurs études. Au premier cycle de l’enseignement secondaire, on dénombre 657.228 adolescents, âgés en moyenne de 13 ans (64%), qui abandonnent l’école. Enfin, au second cycle, ce sont 235.709 jeunes, âgés en moyenne de 16 ans (80%), qui subissent le même sort.
Cette situation est un indicateur des faiblesses structurelles du système éducatif, notamment un faible taux de rétention scolaire. Le rapport des États Généraux de l’éducation de 2022 corrobore cette analyse, soulignant un faible taux de rétention dans le système éducatif ivoirien.
Plusieurs raisons pourraient expliquer ce décrochage scolaire dont entre autres:
Abandon des classes pour la vie professionnelle
De nombreux jeunes quittent l’école pour des opportunités économiques immédiates. En dehors du nombre croissant des abandons pour les concours d’entrée à la fonction publique, on note aussi des abandons pour l’auto-emploi. Récemment, une amie attirait mon attention sur le décrochage scolaire de nombreuses jeunes filles pour profiter du boom de l’économie de la beauté. Pareil pour les jeunes garçons qui abandonnent l’école pour le football et la danse. TikTok est devenu le support de la grande promotion de ces nouvelles « stars ».
Hausse préoccupante des grossesses en milieu scolaire
La hausse des grossesses chez les adolescentes constitue un obstacle majeur à la poursuite de leur éducation. Environ une adolescente ivoirienne sur quatre a déjà été enceinte, avec le risque de quitter durablement, voire définitivement, le système éducatif. Selon le Conseil national des droits de l’homme (CNDH), au moins 4 600 écolières, collégiennes et lycéennes étaient enceintes durant l’année écoulée, soit une hausse préoccupante de 28 % par rapport à l’année précédente. Les chiffres restent sans doute très en deçà de la réalité : faute de données fiables, ils n’incluent pas la ville d’Abidjan.
Conditions socio-économiques des ménages
Les conditions de vie des familles obligent souvent les enfants à quitter l’école pour travailler et soutenir financièrement leurs foyers, augmentant ainsi le taux de décrochage scolaire. La pauvreté et l’insécurité alimentaire sont des réalités quotidiennes pour de nombreuses familles ivoiriennes. Les parents, souvent sans emploi stable, doivent compter sur l’aide de leurs enfants pour subvenir aux besoins du foyer. En milieu rural, les enfants sont fréquemment retirés de l’école pour participer aux travaux des champs, tandis qu’en milieu urbain, ils peuvent être contraints de travailler comme vendeurs ambulants ou aides domestiques. Cette pression économique limite les possibilités éducatives des enfants et compromet leur avenir scolaire et professionnel.
Défis du partenariat Public-Privé dans l’Education
Au niveau de l’enseignement supérieur, l’État, ne disposant pas de suffisamment d’infrastructures, se réfère aux grandes écoles privées dans le cadre de conventions. Cependant, selon les retours d’expérience, plusieurs étudiants abandonnent leurs études en raison des coûts élevés des frais d’inscriptions et charges annexes imposés par les administrations de ces écoles privées aux étudiants affectés par l’État. Certains fondateurs d’école justifient ces frais par le retard de paiement de la contribution de l’État. Le secteur privé représente 75 % des infrastructures scolaires, 65 % des effectifs des apprenants et un peu plus de 140 milliards de francs CFA de frais de scolarité chaque année dus par l’État-parent d’élèves.
Selon la conférence des associations des fondateurs d’écoles privées laïques, au titre de l’année 2022-2023, l’État doit aux établissements privés de l’enseignement général la somme de 71 milliards de francs CFA. Et selon les fondateurs, cela entraîne parfois la fermeture de certains établissements en pleine année scolaire pour insuffisance de ressources pour faire face aux charges.
En conclusion, le débat actuel sur l’IDH de la Côte d’Ivoire met en lumière les défis auxquels le pays est confronté en matière d’éducation. Il s’agit donc d’aller au-delà de la croissance des infrastructures et de recrutement du personnel. La clé pour résoudre ces problèmes réside dans une approche globale et intégrée, impliquant tous les acteurs de la société ivoirienne.
Pour adresser ces défis et améliorer l’IDH, il nous faudra réformer notre système éducatif actuellement axé essentiellement sur l’acquisition des diplômes, en mettant l’accent sur la qualification professionnelle et l’acquisition de compétences capables de faciliter l’insertion sociale.
Il est également crucial d’améliorer la formation et les conditions de vie et de travail des enseignants pour attirer les meilleurs dans ce secteur, repenser les conventions avec les écoles privées, et mettre en place des stratégies d’appui aux familles défavorisées à travers de nouvelles politiques de bourses d’études et de chèques-éducation. Un effort concerté entre le gouvernement, le secteur privé, les partenaires internationaux et les acteurs locaux est nécessaire pour relever le niveau de l’éducation en Côte d’Ivoire.
Ensemble, nous pouvons créer un avenir meilleur pour l’éducation et pour notre nation.
Par Magloire N’DEHI, Analyste politique