De la Tunisie où elle a subi la vague de violences anti-Noirs aux contrôles au faciès dans les trains entre l’Italie et la France, Edwige*, Ivoirienne de 33 ans, témoigne d’un parcours migratoire marqué par les discriminations racistes. Partie de Côte d’Ivoire il y a près de quatre ans, elle retrace comment elle et son groupe de compagnons d’exil ont été poussés en dehors de la Tunisie, puis poussés hors d’Italie, avant que la France ne leur oppose, à son tour, un refus de se stabiliser sur le territoire.
« Je me suis toujours battue seule. En Côte d’Ivoire, je n’avais personne pour me soutenir [Edwige a été victime de graves violences de la part de son mari, et forcée de laisser derrière elle ses enfants]. Des amis m’ont conseillé de venir en Tunisie pour m’en sortir. J’ai commencé par un contrat de six mois, mais on ne m’a pas payé. Je suis restée trois ans en Tunisie, pour faire un peu d’argent.
Mais en Tunisie, on n’était pas en paix. Ces derniers mois, même quand tu es un enfant ou une femme, on te prend dans la rue et on t’emmène dans le désert… Tu te dis : ‘Mais qu’est-ce que j’ai fait ?’ Mais ce n’est pas ça le problème. Le problème, c’est que tu as la peau noire.
Moi, on m’a agressée, deux fois. J’ai été violée par deux jeunes Tunisiens. Quand je raconte cela aujourd’hui, ça me fait mal au cœur. Une autre fois, je marchais avec deux amis. Plusieurs Tunisiens sont venus et ont sorti des couteaux, une machette.
L’un d’eux m’a tiré en arrière, pour découper mon sac ; il m’a dit : ‘Donne moi ça, donne moi ça’, en soulevant sa machette. Je lui ai donné mon sac, je me suis dit : ‘Si je ne fais rien, il va me découper’. Ils ont pris mon argent. J’ai essayé de porter plainte auprès de la police, mais il n’y a pas eu d’enquête…
Les migrants d’Afrique subsaharienne sont la cible de violences et d’attaques racistes depuis le discours virulent du président Kaïs Saïed à leur encontre en février. Cet été, une vague d’arrestations arbitraires suivies d’expulsions dans le désert ont touché les exilés vivant dans le sud du pays, notamment à Sfax. Depuis, ceux-ci fuient en masse la Tunisie.
Avant, on se disait : ‘La Tunisie, c’est un beau pays’… Mais après ces violences, on a décidé de partir en groupe. Au départ, je ne voulais pas prendre la mer. Tu y risques ta vie. J’avais très peur, quand mes amis m’ont dit : ‘On y va’. Je pensais à mes enfants en Côte d’Ivoire, qui ne m’avaient pas vue depuis si longtemps… Je priais Dieu… Mais je ne pouvais pas rester en Tunisie : c’était tellement difficile. J’étais obligée de venir jusqu’en Europe. Dieu a écouté ma prière : il m’a protégé jusqu’à ce que j’arrive en Italie.
« Mon rêve, c’est d’aller en France »
Le 12 septembre, nous sommes arrivés à Lampedusa. Là-bas, ce n’était pas facile. Même pour avoir à manger. Il y avait trop de monde. Tu vois des jeunes qui se bagarrent pour de la nourriture… Ici, c’est mieux. Après Lampedusa nous sommes arrivés à Cuneo (Ligurie) : une association a pris nos noms et nous a emmenés manger dans un hôtel. Juste après le repas, ils nous ont dit : ‘Ceux qui veulent rester ici pour la demande d’asile, on va prendre une deuxième fois vos empreintes. Ceux qui veulent partir ailleurs, désignez-vous’. Je leur ai dit : ‘Mon rêve, c’est d’aller en France. Mais est-ce qu’il y a une route sûre pour pouvoir partir ?’ Parce que nous, on regarde les infos : on a vu que les frontières sont fermées…
Ils nous ont fait croire qu’il n’y aurait pas de problème. Qu’il suffisait de montrer notre carte Croix-Rouge, reçue à Lampedusa, pour qu’on nous laisse passer. Ils ont aussi dit qu’ils avaient pris nos noms pour prévenir la Croix-Rouge française de notre venue et que celle-ci allait nous accueillir. Nous n’avions même pas d’argent pour le train, mais ils nous ont dit : ‘Pas de problème, vous montrez la carte de la Croix-Rouge, ça va passer’.
On s’est dit OK, la route a l’air sûre, beaucoup de migrants la prennent… Ils nous ont même déposé à la gare : tout cela nous a donné le courage de continuer jusqu’en France. Mais on s’est moqués de nous. Nous sommes montés dans le train. Premier arrêt, deuxième arrêt…. Arrivés à la frontière, juste après Vintimille, la police française nous a arrêté.
« J’étais aux toilettes, ils sont rentrés pour me tirer dehors »
Dès qu’ils sont rentrés dans le train, les policiers nous ont dit de sortir. Directement, sans regarder nos documents. Moi, j’étais aux toilettes à ce moment-là : ils sont rentrés, ils m’ont tirée dehors. Je ne comprenais pas ce qu’il se passait. C’est là que je me suis rendue compte qu’ils avaient fait sortir tous les Noirs du train.
Dans le cadre des contrôles dans les trains à la frontière franco-italienne, les gendarmes et policiers français possèdent les clefs pour ouvrir les toilettes, où certaines personnes se cachent. Ces pratiques à la frontière relèvent du « contrôle racial », juge Ulrich Stege, avocat en droit des étrangers et enseignant à l’International University de Turin. « Il n’y a pas d’autres mots pour ça : les contrôles visent seulement les personnes de couleur », explique-t-il, « ce qui n’est pas légal ».
Sur le quai, ils ont demandé : ‘Qui a des papiers ?’ Beaucoup n’en avaient pas. Nous, on a montré tous nos documents, la carte de la Croix-Rouge, on a essayé d’expliquer… Mais cela n’a abouti à rien. Ils ont fouillé nos affaires, pour voir si l’on avait rien de dangereux. Il y avait une femme policière pour fouiller spécialement les femmes. Après, ils nous ont embarqué dans différents véhicules.
Dans leur voiture, on ne pouvait même pas sortir. Ils avaient fermé les portières. Un jeune voulait uriner : ils ne l’ont pas laissé descendre. Il a dû se retenir pendant des heures, le temps que d’autres arrivent, puis que l’on nous descendent au poste-frontière. Là, ils ont pris nos noms, puis ils nous ont fait rentrer dans les containers. Il était 22 heures.
Ils nous ont donné de la nourriture. Mais la petite chambre où ils nous ont mis n’avait pas assez d’espace : on était tous coincés… Il y avait peut-être 30, 40 personnes. Des bébés, des mineurs. Ils nous ont entassés comme ça, il faisait chaud. Et ils ont fermé à clef. On ne peut pas sortir. C’est comme une prison. Il n’y a pas de place pour dormir. On a mis des cartons par terre.
Le matin, ils sont venus ouvrir vers 7h ou 8h. Ils nous ont conduit à la police italienne, qui nous a donné un autre document. Dieu merci, nous avons pu emprunter un bus pour rentrer à Vintimille : on avait un peu d’argent, on a payé un ticket de bus, 2,50 euros chacun.
Le plus souvent, la police aux frontières française délivre des refus d’entrée aux personnes refoulées, sans étude des dossiers individuels : une pratique jugée irrégulière par la Cour de justice de l’Union européenne. De son côté, la police italienne délivre un papier demandant aux personnes de se présenter ultérieurement aux autorités avec des documents d’identité, sous 7 jours, faute de quoi une obligation de quitter le territoire peut leur être délivrée à la prochaine arrestation.
« Pas le temps de réfléchir »
Nous, on veut juste que des autorités étudient notre dossier. Si l’on a bougé depuis l’Italie, c’est parce qu’on nous a dit : vous êtes libres, la Croix Rouge française va vous accueillir… Moi, je le comprends de cette manière : comme il y a du monde en Italie, on veut se débarrasser des gens, même s’il n’y a pas de route sûre. C’est pour nous libérer, pour que l’on aille plus loin.
Depuis que l’on est arrivé à Lampedusa, on ne s’est même pas reposés. Tout a été très brusque à chaque fois. On jamais le temps de se poser et de réfléchir. Dans notre groupe, il y a des gens qui veulent rester en Italie, d’autres qui veulent partir. Nous ne sommes pas stables encore. Partout, c’est comme si on ne nous donnait pas le droit de rester… Nous prions Dieu pour que nos situations puissent se résoudre un jour.
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