AFRIKEXPRESS–Dans un communiqué diffusé ce 19 juin 2025, le mouvement FIER, par la voix de son président Jean Bonin Kouadio, réagit vivement à l’interpellation de Joël N’Guessan, ex-ministre des Droits de l’Homme, accusé d’avoir tenu des propos critiques envers la magistrature.
FIER dénonce une tentative de criminalisation de la parole politique et alerte sur les risques d’un recul des libertés fondamentales à l’approche de la présidentielle.
Communiqué de FIER relatif à l’interpellation de M. Joël N’Guessan, cadre du RHDP.
Ce 19 juin 2025, le Procureur de la République près le Tribunal de Première Instance d’Abidjan a publié un communiqué officiel annonçant l’ouverture d’une information judiciaire contre Joël N’Guessan, ex-ministre des Droits de l’Homme, pour des propos critiques à l’égard de l’institution judiciaire.
Au-delà de la forme solennelle du communiqué, plusieurs questions juridiques et démocratiques méritent d’être soulevées.
1. Un glissement dangereux vers une criminalisation de la parole politique
Joël N’Guessan s’exprime dans une interview politique, où il critique certains magistrats qu’il rend en partie responsables d’une crise née d’une décision judiciaire controversée : le refus de délivrance d’un certificat de nationalité à un potentiel candidat à l’élection présidentielle (en l’occurrence, Tidjane Thiam).
Or, la liberté d’expression, notamment dans le champ politique, est protégée par la Constitution ivoirienne (article 19) et par la Charte africaine des droits de l’homme (article 9).
La Constitution ivoirienne (art. 19) garantit la liberté d’expression « dans le respect de la loi et de l’ordre public ».
La Charte africaine des droits de l’Homme (art. 9) et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (art. 19) protègent également cette liberté, en particulier lorsqu’elle s’exerce dans le débat démocratique.
De notre point de vue, dans une république et un État de droit, les opinions sur des décisions de justice ou sur l’action des magistrats, même dures ou polémiques, ne sauraient en elles-mêmes constituer une infraction, sauf en cas de diffamation personnelle ou d’incitation à la violence directe.
2. Une base légale fragile et imprécise
Le Procureur invoque quatre articles du Code pénal :
• Article 179-1er : outrage à magistrat
• Article 190 : incitation à la désobéissance
• Articles 273 et 275 : atteinte à l’ordre public
Pourtant, d’un strict point de vue de la science juridique, aucun de ces articles ne peut, de manière incontestable, être appliqué à un simple propos tenu dans un débat public :
a) – L’outrage à magistrat suppose une atteinte personnelle, injurieuse ou diffamatoire à l’encontre d’un juge dans l’exercice de ses fonctions.
Jurisprudence comparée (CEDH, arrêt Castells c. Espagne, 1992) :
« La liberté d’expression est d’autant plus essentielle pour les responsables politiques et leurs adversaires que le public a le droit d’être informé des dysfonctionnements des institutions. »
La jurisprudence ivoirienne bien qu’encore peu fournie, la décision du Conseil constitutionnel de 2010 relative à la liberté de presse posait le principe que les personnalités publiques sont sujettes à la critique dans une démocratie pluraliste.
L’application de l’Article 179-1er (Outrage à magistrat) suppose un comportement outrageant ou des propos injurieux ciblés à l’égard d’un magistrat nommément désigné ou dans l’exercice de ses fonctions. Or ici, aucun nom n’est cité, et la critique vise des décisions judiciaires, non des personnes.
Conférer la doctrine sur cette notion, dont notamment celle de J. Pradel (Droit pénal spécial, 2021) où il enseigne que « l’outrage suppose une manifestation tangible d’irrespect, et non la critique d’une décision juridictionnelle. »
b) – L’incitation à la désobéissance vise plutôt des appels à refuser l’exécution d’une décision de justice, ce qui n’est pas le cas ici.
L’Article 190 (Incitation à la désobéissance) suppose un appel clair, public et direct à refuser d’obéir à une loi ou à une décision d’autorité. Ce qui est exprimé ici est une opinion sur les conséquences politiques possibles d’une décision judiciaire, pas un appel à la rébellion.
c) – L’atteinte à l’ordre public nécessite un lien direct et concret avec des troubles imminents (manifestation, appel à l’émeute, etc.), or aucun fait matériel n’a été invoqué.
L’infraction d’atteinte à l’ordre public (Art 273 et 275) suppose qu’elle doit être liée à des actes concrets, ou à des incitations effectives à troubler l’ordre public. Or, aucune manifestation, aucun attroupement ni aucun acte de violence n’a suivi les propos de Joël N’Guessan.
En droit pénal moderne, et selon le principe de légalité des délits et des peines (art. 111-3 du CP français, repris en droit ivoirien), l’interprétation stricte de la loi pénale empêche d’élargir abusivement la portée des textes.
À ce stade, l’on semble davantage punir une opinion critique qu’un comportement pénalement répréhensible. Et c’est juridiquement problématique.
3. Le symbole d’une justice instrumentalisée ?
Ce communiqué, bien qu’habillé du langage de la loi, donne l’impression d’une justice qui cherche à se protéger de la critique politique, plutôt que de faire respecter objectivement le droit.
Une institution judiciaire forte n’a pas peur du débat public. Elle y répond par des décisions motivées et équitables, non par des arrestations.
4. Un précédent dangereux pour la démocratie
Si cette affaire fait jurisprudence, toute critique de l’action des juges, de la CEI ou de l’administration électorale pourrait être qualifiée d’infraction, alors que ces critiques sont justement au cœur de la vie démocratique.
Accuser un responsable politique pour avoir exprimé des craintes (même excessives) sur le rôle des magistrats dans une crise électorale viole le principe de proportionnalité.
En période électorale, l’on ne peut bâtir la paix et la stabilité en bâillonnant la parole politique, même virulente.
Une démocratie mature accepte la critique, y compris celle des juges, dès lors qu’elle ne dégénère pas en diffamation, menaces ou appels à la violence.
La jurisprudence de la CEDH dans son arrêt Karácsony et autres c. Hongrie de 2016 est éloquent à ce sujet : « Dans le débat politique, les excès de langage sont tolérés plus largement, surtout en période électorale. »
De tout ce qui précède, ce communiqué pose problème sur plusieurs plans :
• Il criminalise une opinion publique non violente ;
• Il instrumentalise le droit pénal pour protéger des décisions judiciaires contestables ;
• Il porte atteinte à la liberté d’expression politique, pourtant garantie par les textes nationaux et internationaux.
• La critique d’une décision de justice n’est pas une infraction.
• Aucun des articles invoqués par le Procureur ne correspond précisément aux faits reprochés.
• Le respect des juges ne signifie pas leur immunité à la contradiction.
Le droit ne doit jamais devenir une arme contre la parole politique, mais une boussole pour garantir le débat démocratique et encadrer les excès par des règles précises, dans un cadre équitable.
Lire aussi :
Propos jugés diffamatoires : Joël N’Guessan déféré et placé sous mandat de dépôt
Dans un État de droit, la parole critique ne doit jamais être punie comme un crime, mais traitée comme un droit.
En effet, ce qui menace l’ordre public, ce n’est pas l’opinion d’un ancien ministre. C’est, en l’espèce, l’incapacité de l’État à tolérer la critique.
Chez FIER, nous restons mobilisés pour défendre les libertés fondamentales et promouvoir un État de droit où les institutions sont respectées, mais aussi responsables. FIER reste engagé pour défendre l’indépendance réelle des institutions et d’une justice respectée parce qu’elle est respectable.
Fait le 19 juin 2025
Le président de FIER
Jean Bonin Kouadio
Juriste
Membre du cabinet international d’avocats Serres et associés.